Comme toute personnalité célèbre Bibendum fit les frais d'une vigoureuse satire de la part de ses concurrents. Les luttes entres
les marques ne se limitaient pas aux seules prouesses techniques, Bibendum connut aussi un parcours unique dans le dessin satirique
où l’on trouve toutes les possibilités imaginables que permet le bonhomme : gonflable, gonflé et dégonflable.
Michelin usa des mêmes armes mais ce qui est remarquable c'est l'emprunt du slogan et de la mascotte par les dessinateurs et humoristes, pour la satire politique!
Très vite, le slogan connut ainsi une vie autonome et il est même rapporté qu’en 1906, « Georges Clemenceau consacre la gloire du slogan Michelin : au moment de former
son gouvernement, il aurait assuré : "Mon ministère est constitué, comme le pneu bien connu, je bois l’obstacle" ».(2)
C’est ainsi que commence la carrière de Bibendum dans le dessin satirique.
Il n’est pas étonnant qu’un dessinateur, en l’occurrence Léandre, ait exploité cette remarque de Clemenceau, fraîchement arrivé à la présidence du Conseil. Il entoure le Président Bibendum de personnages significatifs et remplit sa coupe d’objets non moins évocateurs (voir image ci contre).
Le contenu de la coupe montre toutes les embûches qui attendent le nouveau Président : la tête de Jean Jaurès sortant comme un diablotin de sa boîte, la tiare ainsi que le goupillon, symbolisant le pouvoir de l’Église et la politique de séparation de l’Église et de l’État, que Clemenceau
aura à mener à terme. S’y ajoute le casque à pointe renvoyant à l’Allemagne et à son empereur aux allures guerrières. Devant cette boisson corsée, Clemenceau n’a pas l’air particulièrement heureux, mais la légende se veut optimiste, elle reprend justement le slogan : « Moi aussi, je bois l’obstacle ! ».
L’histoire de Bibendum et de Clemenceau dans ce numéro du Rire n’est pas finie. Dans les pages publicitaires à la fin de la revue,
O’Galop, créateur de Bibendum et ami de Léandre, intervient, lui aussi. Il ne dessine pas Bibendum cette fois-ci, mais se sert
encore une fois du slogan. Au volant d’une belle voiture, Clemenceau, digne conducteur du « Char de l’État », se promène dans
un paysage rural, accompagné d’une Marianne bien plus digne que celle de la couverture.
Il s’est arrêté devant un débit de boisson
du nom de la vigne appartenant au Président Fallières. Celui-ci en bon vivant tend un verre de vin à Marianne et demande à
Clemenceau : « Et toi, Georges, qu’est-ce que tu bois ? Un verre de Loupillon ? » Et Clemenceau de répondre : « Oh ! moi,
mon Président, je suis comme nos pneus Michelin : Je bois l’obstacle. »
Et sur les deux pneus avant de la belle voiture,
on reconnaît « Pneu Michelin ». Le char de l’État est porté par Michelin !
On doit d’abord constater que dessin satirique de presse et dessin publicitaire sont proches et intimement liés dans ce cas
précis. Le caricaturiste part du slogan de Michelin prononcé par Clemenceau pour en faire tout un récit autour de la prise
de fonctions du Président du Conseil. Le publiciste reprend ce motif et raconte un nouvel épisode de l’histoire politique,
mais cette fois-ci à des fins publicitaires, un bel exemple de connivence entre publicitaire et dessinateur satirique. En tous cas
, Léandre et O’Galop ont dû bien s’amuser.
L’histoire de Clemenceau en Bibendum n’est toujours pas terminée ! Quatorze ans plus tard, phénomène plutôt surprenant, la caricature de Léandre est reprise telle quelle sur le dos de La petite Illustration théâtrale : grâce aux liens entre le journal et son supplément, la stratégie publicitaire est double. Elle se sert d’un personnage politique important pour renforcer le dessin, même plusieurs années après les événements. Clemenceau n’est, certes, plus Président du Conseil et il n’est même plus actif en politique, mais sa popularité renforcée pendant la guerre (« Père La Victoire ») est telle que le publicitaire n’hésite pas à faire appel à ce qu’il représente. Il le fait même doublement, puisque la publicité dans l’Illustration rappelle encore une fois le moment où Clemenceau fut appelé à la Présidence du Conseil en 1906. Dans ce numéro du 5 juin 1920, Bibendum conte son histoire dans le « 57e samedi de Michelin » (3), rubrique publicitaire mensuelle. Et nous voyons à nouveau Clemenceau, une coupe à la main, trinquant cette fois-ci avec Bibendum qui, lui, a les clous et les tessons habituels dans sa coupe, tandis que dans celle de Clemenceau, c’est le casque pointu qui prend maintenant toute la place ! Le mot de Clemenceau « Moi aussi, je bois l’obstacle » est répété et le lecteur est renvoyé au supplément de ce numéro. Nous nous trouvons en effet ici devant un cas probablement très rare où une caricature politique devient le support de stratégies publicitaires. L’ensemble est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. L’utilisation du logo montre que Bibendum et même son exploitation dans la presse satirique sont déjà bien entrés dans la mémoire collective. Le lecteur est capable de comprendre son impact.
La prochaine représentation de Bibendum date du 12 novembre 1927 et est la couverture du journal Aux Ecoutes, un journal plutôt de droite. Comme dans l’exemple précédent, Bibendum est utilisé ici pour représenter un homme politique, mais non défini, non individualisé. Il personnifie le parti radical-socialiste. Bibendum est bien gonflé, de sorte qu’il donne l’impression d’avoir du mal à avancer. Au-dessus, on peut lire « Bibendum crevable … », et en dessous, « Si vous le touchez, il se dégonfle… » La signification semble claire. Elle est d’ailleurs confirmée par un article dans ce même numéro. En vue des élections de mai 1928, « une vaste campagne [est] entreprise par les radicaux-socialistes et les socialistes participationnistes en vue d’habituer l’opinion à l’avènement, après les élections, d’un ministère auquel collaboreraient les collectivistes. » Mais d’après le dessinateur et selon les auteurs de l’article, il suffit, de peu de choses pour le dégonfler. Nous sommes même tentés de croire que l’on vise un radical-socialiste en particulier, Pierre Renaudel, dont la rondeur et les lunettes ressemblent beaucoup à Bibendum avec ses lunettes d’automobiliste. Contrairement aux exemples précédents, Bibendum n’est pas présenté sûr de lui et de sa victoire, mais fragile par sa nature même et par les risques d’une mauvaise manipulation : le pneu trop gonflé peut crever ! Le dessinateur tente de stigmatiser les faiseurs de promesses et se moque de leur activisme. En même temps, il rassure le lecteur de droite en montrant que finalement leurs adversaires vont se dégonfler ou seront « dégonflés ».
Nous retrouvons Bibendum bien plus tard, en 1958, sous la plume de Jean Effel qui a souvent croqué le Général de Gaulle, l’homme le plus caricaturé du monde.(4) Jean Effel commente un instant important de l’histoire de France, le référendum sur la Constitution de la Cinquième République en 1958. Le dessinateur se sert ici de l’image de Bibendum dans un contexte particulier, à savoir dans le rôle que joue le personnage dans le fameux Guide Michelin, guide des hôtels et restaurants pour voyageurs. Bibendum a totalement changé, il a minci, s’est allongé et a la physionomie du Général de Gaulle. L’ensemble du dessin présente un curieux mélange de données et de significations : Bibendum-de Gaulle s’appuie sur une borne routière Michelin formant un livre ouvert qui rappelle les représentations classiques des tables de la loi de Moïse. On pense à Dieu dictant ses commandements. Ici le Bibendum-de Gaulle fait sa propre publicité en se servant de signes similaires à ceux du Guide Michelin, mais renvoyant à la vie militaire. Les sardines classant le « très bon colonel » et le « capitaine simple mais convenable » signifient les galons dans l’Armée. De même, les fayots correspondent certes au classement des restaurants du Guide, les fameuses fourchettes, mais renvoient aussi dans le domaine militaire aux lèche-bottes et autres haricots, nourriture des bidasses. De façon humoristique, Jean Effel mélange la religion, le guide hôtelier, la figure publicitaire, tout en se moquant peut-être de ce référendum qui doit asseoir la position du Général et le faire revenir à la tête de la Nation. A-t-il été inspiré par le nom du ministre Edouard Michelet qui avait été particulièrement actif dans la préparation du référendum et qui apparaît tout en bas du dessin comme l’auteur du « Guide Michelet » ? Ce qui nous intéresse ici, c’est l’utilisation aussi bien de la figure du Bibendum que du Guide Rouge pour commenter un événement politique.
Trente-quatre ans plus tard, Cabu reprend la figure de Bibendum dans Le Canard enchaîné du 29 avril 1992. Il représente Pierre Bérégovoy qui, après avoir été Ministre des Finances, vient d’être nommé Premier Ministre par le Président François Mitterand (le 2 avril 1992). Le dessin date de la fin du premier mois des nouvelles fonctions de Bérégovoy qui, dans les sondages, était très bien placé et montait régulièrement. Cabu le fait même sortir du cadre de son dessin pour évoquer son succès, tout en l’appelant « l’enflure » ce qui est pour le moins équivoque. Mitterand, en revanche, fait des efforts considérables pour remonter sa cote. Il actionne la pompe et transpire à grosses gouttes. Pourtant lui ne décolle pas… Cabu nous révèle ce fait avec beaucoup d’ingéniosité. Il crée, par le biais des feuilles au titre de « sondages », un lien fort entre Bibendum et un gonfleur. Nous visualisons ainsi l’écart important entre les deux hommes politiques.
Notes:
(1) Cette partie est tirée d'un article paru dans Ridiculosa n°12, Caricature et publicité. Nous remercions Margarethe POTOCKI pour
son aide et son aimable autorisation et nous vous invitons à lire son article complet.
(2) Cf. Lionel Dumond, L’épopée Bibendum. Une entreprise à l’épreuve de l’histoire, Toulouse, Éditions Privat, 2002, p. 17. Cf. également L’Illustration, n° 4032, 5 juin 1920.
(3) L’Illustration, n° 4031, 5 juin 1920.
(4) Christian Moncelet cite aussi le nom d’Edouard Herriot, fumeur de pipe, devenu « Pipendum », nous ignorons s’il a été dessiné sous ce surnom. Cf. Christian Moncelet fait rire, p. 18.